Je me souviens qu’un de mes professeurs de mathématiques, il y a quelques années, passait le plus clair de son temps à nous sermonner. Il usait de phrases toutes faites avec une aisance hors du commun. Son air de magicien – dos voûté par les années, petites lunettes rondes par dessus un sourire timide et de longs doigts dessinant sans cesse des arabesques dans les airs – participait grandement à l’effet. « Si vous voulez voir comment quelqu’un pense, regardez son brouillon ! » C’était son refrain préféré. Il l’accompagnait toujours d’un petit rire étouffé, masquant avec peine son plaisir devant la logique simple et sans faille de l’idée.

Je l’avoue, l’image me plaisait aussi beaucoup. Dès qu’un problème se complique, nous avons tous la même réaction : « Attends, je prends un papier et un stylo ! ». Les pensées sont volatiles et s’additionnent mal, et ancrer des données une feuille aide à organiser sa réflexion, indubitablement. Tous, nous sommes entraînés à réfléchir sur de l’écrit. Comment pourrait-on passer un oral de mathématiques sans avoir recours à un brouillon d’abord, pour préparer et structurer son raisonnement, puis à un tableau afin de le communiquer ? L’écrit a une force incroyable, il aide à bâtir. Par l’écrit, l’essence d’une pensée se fait ciment et permet à d’autres de venir s’y appuyer, s’y associer.

C’est d’ailleurs l’un de nos plus beaux et de nos plus utiles référentiels communs ! De combien de pages est constituée la documentation d’un avion ? La Bible ? La législation française ? Pensez à ces quelques milliards de recettes de cuisines, de poèmes, d’articles sportifs, de cahiers des charges, de présentations powerpoint, de livres à l’eau de rose, de manuels d’utilisation, de contrats en tout genre, de carnets intimes… Sans écrit, rien de bien grand ne peut être construit, rien de bien solide, rien de bien résistant au temps !

Et au risque de vous surprendre, je ne crois pas que cela soit bien différent dans le domaine de l’intime. Jacassez, beaux parleurs, mais prenez un crayon et une feuille et voyez ce que vous avez. Ce qui est perturbant, avec les mots, c’est leur fâcheuse tendance à devenir laids, une fois écrits et non pensées. Car en nous les mots sont malléables, ils n’ont que le sens qu’on consent à leur donner. Ils n’ont pas à former des phrases, rien ne les oblige à bien sonner, à être rythmés. Ils ne se préoccupent pas de tout cela, non, à peine sont-ils vraiment nécessaires. Ils forment simplement une première approximation, une manière de superposer un concept simple, extérieur à soi, à l’essence mouvante d’un ressenti, d’une émotion, d’une réflexion.

Écrire, c’est accepter la douleur d’une immobilisation forcée, imparfaite, d’une limite à communiquer notre pensée. Mais je vous en prie, n’ayez pas peur, n’ayez pas honte, ne jugez pas trop vite ce que votre main a couché sur le papier ! Car la magie opère toujours ; en un sens, il n’y a pas un seul mot qui puisse être inapproprié. Chacun est fort d’avoir été choisi pour incarner l’idée rigidifiée. Ils ne sont pas fragiles, ils sont sincères. Ils ne sonnent pas faux, mais ils ne sonnent pas exactement comme on le pensait. C’est exactement la même chose lorsque l’on entend sa voix enregistrée… Personne, que je sache, personne n’a honte de parler. Alors franchement, n’ayez pas honte d’écrire !