Parmi les histoires que me racontaient ma grand mère, la légende du jeune prince Jonathan est l’une de celles qui me plaisait le plus.
Jonathan appartenait à un peuple nomade et belliqueux, les Sanguinaires. C’était il y a fort longtemps, à une époque ou l’humanité était bien jeune et les véritables guerriers existaient encore. Ils traversaient le monde depuis des décennies, semant la désolation et la mort, violant les femmes, volant les armes, pillant les plus grandes villes aussi ardemment que les petits villages. Leur violence était si forte, leur rage si tenace qu’ils avaient éliminé, au fil des générations, la plupart des tribus des contrées.
Mais ils continuaient d’avancer, les yeux rouges – trait caractéristique de leur peuple – perpétuellement injectés de sang. Ils voulaient être les seuls, ils voulaient être les derniers. Du haut de ses onze ans, Jonathan n’avait encore participé à aucune bataille. Son père, le roi, les guidait à la recherche de survivants, mais il n’y en avait, semble-t-il, plus beaucoup… Et souvent, le roi s’endormait le soir avec un petit sourire qui semblait dire : « Oui, j’ai toute l’humanité sous mes ordres ». Ses troupes, elles, s’impatientaient. Trois ans sans rencontrer âme qui vive, c’était trop. Dans les campements, les soldats se soûlaient, se battaient, s’entretuaient parfois, et les naissances étaient de plus en plus rares.
Mais un matin, contre toute attente, on ramena au roi le corps d’un étranger vêtu d’un long manteau blanc. Les soldats, malheureusement, avaient un peu forcé la main, et le pauvre homme ne parlerait plus. Mais ses vêtements étaient propres et tissés, sa peau bien lavée. Il y avait la des signes de civilisation. La folie s’empara dès lors des troupes surentraînées. On découvrit finalement une petite ville, riche et prospère.
Jonathan, de par son jeune âge et son air innocent, était la personne idéale pour tenter une infiltration. On le déguisa, et il partit étudier l’endroit. Le jeune prince y découvrit des tas de choses qu’il ne comprit pas. Ainsi, tous les habitants étaient vêtus de blanc – comme lui – et cela lui paraissait étrangement agréable, apaisant. Une jeune femme, apparemment charmée par le regard étonné de l’enfant, lui avait donné un sourire et une pomme, et Jonathan avait gardé dans son cœur la chaleur du sourire, et dans sa main, bien serré dans sa main, le délicieux cadeau. Mais il ne devait pas traîner, et il eut tout juste le temps d’apercevoir sur la place centrale un temple magnifique dédié à Tendresse (il ne savait pas ce que ce mot signifiait) avant de repartir hâtivement vers les collines où l’armée l’attendait. Mais son père ne s’intéressait déjà plus à lui, les guerriers piaffaient d’impatience; le carnage allait commencer. Et dans une clameur assourdissante, les Sanguinaires s’élancèrent pour détruire un des derniers bastions de l’humanité.
(…)
Jonathan marchait entre les ruines derrière son père, fou de rage. Les misérables ne s’étaient pas battus. De mémoire de Sanguinaire, on n’avait jamais vu ça. A côté d’eux, totalement abattu, le dernier survivant des hommes blancs marmonnait entre ses pleurs « Vous avez détruit la source de la Tendresse… Vous avez détruit la source de la Tendresse… ». Devant lui, Jonathan aperçut la grande place sur laquelle se dressait quelques heures auparavant l’immense temple, qui n’était plus que décombres. Et les sanglots de l’homme redoublèrent. « La source est détruite, qu’avez vous fait? » C’en était trop pour le roi, qui se retourna, et assena de sa main gantée un coup au visage de l’étranger. « Explique-toi, vieux fou, ou je te jure qu’on dévorera ton corps comme festin ce soir ». Mais l’homme rit « Comment pourriez vous comprendre? » Le roi arma de nouveau son bras, et l’autre de recroquevilla : « D’accord, si vous voulez. La Tendresse est une boisson bénie, dont on pouvait s’abreuver ici en toute liberté, avant de la partager avec chacun. Sa source se trouvait là, devant vous. Mais devant tant de sang versé, pas étonnant qu’elle se soit tarie! »
« Menteur, une boisson bénie? Montre moi ça »
« Si vous voulez… »
Et l’homme tendit au roi une gourde qu’il ouvrit prestement et vida d’une traite. Sur le visage de son père, Jonathan vit se former un sourire. Mais rapidement, ses yeux s’écarquillent d’effroi. Il s’agenouilla devant son fils qui n’y comprenait plus grand chose, lui mit les mains sur les épaules, puis lui chuchotât simplement : « Mon fils, je suis désolé ». Et il partit en courant, laissant Jonathan seul avec l’étranger…
« Viens jeune prince, je veux te montrer quelque chose. » Sans réfléchir, Jonathan acquiesça. L’étrange paire s’enfonça plus en avant dans les décombres, et s’approcha de ce qui devait être le centre du temple. Dans la main de l’homme apparut subitement une clef, qu’il utilisa pour déverrouiller une lourde trappe de pierre. A deux, ils parvinrent à soulever la dalle, ouvrant l’espace sur un escalier descendant dans la pénombre. Jonathan plissa les yeux pour mieux voir, et il finit par discerner en contrebas une immense salle remplie de vases en terre cuite pleins à ras-bord. Et alors qu’au dehors de grands cris s’élevaient, le jeune prince entendit encore : « Voilà nos dernières réserves de Tendresse, fais-en bon usage, mon fils. »
(…)
À partir de ce moment, tout devient un peu flou dans la mémoire de Jonathan. Il était ressorti des ruines en titubant, seul. Partout on hurlait : « Le roi est mort. Vive l’ancien prince! Vive le nouveau roi! » Des hommes l’avaient soulevé, brandi comme étendard. On s’était agenouillé devant lui, on avait prêté serment. On avait levé en hâte un banquet, pour fêter la victoire et la succession. Jonathan avait fini par comprendre que son père, pris de folie, s’était empalé sur son épée. Mais il ne parvenait pas à réaliser, il avait encore devant ses yeux le visage de l’homme en blanc, de la femme à la pomme, des vases de Tendresse.
Alors Jonathan prit une décision. Du haut de ses onze ans, innocemment, il élabora un plan. Et il parla en ces mots à son premier conseiller : « J’ai découvert dans les ruines une boisson délicieuse que les gens d’ici préparaient. Pour fêter notre victoire, je veux que vous donniez à chacun une bonne dose de cette boisson. A minuit, le peuple tout entier, l’humanité tout entière, trinquera à notre victoire. »
Ainsi fut fait. Une immense chaîne se forma, et chacun, avant la nuit, pur se remplir une gourde dans le caveau de l’ancien temple. Hommes et femmes, vieillards et enfants, tous se plièrent à l’ordre du nouveau roi. Et quand le dernier homme se fut servi, il ne restait plus une goutte de Tendresse dans les vases.
A minuit, comme convenu, Jonathan leva son verre dans un silence respectueux:
« En souvenir de mon père,
En souvenir du carnage d’aujourd’hui,
Et de tous ceux qui ont précédé,
Buvons. »
Brutes et sournois, violents et sadiques, tous ensemble burent goulûment ce breuvage inconnu. Des cris de joie auraient du résonner, mais pas un bruit ne s’éleva. Les hommes, supris, se regardaient, certains esquissaient même un sourire. Puis quelqu’un murmura : « Mon roi, vos yeux, ils sont bleus… »
Alors Jonathan prit la parole : « Mes amis, mes frères, il nous a été aujourd’hui fait un don précieux, celui de la tendresse. Notre existence va changer, vous le sentez déjà. Il n’y a plus rien à détruire, de toute façon. Aujourd’hui, nous pouvons commencer à bâtir. De cette Tendresse qui vous a été offerte, ne soyez pas avare… Au contraire, elle grandira en vous et au dehors de vous, car la Tendresse fait des petits! »
Il y eut quelques applaudissements, puis tout le monde se rassît. La musique reprit. On parlait peu au début, chacun écoutait. Des conversations, lentement, se formèrent. Quelques rires résonnèrent, et les serveurs, comme répondant à un signal, servirent le vin. Le bruit s’amplifia joyeusement, sous le regard bienveillant de la Lune, et des chants éclatèrent, entraînant rapidement d’immenses farandoles. Les moins timides évoquèrent une « soirée du Renouveau », et l’on en fit des poèmes. Alors certes, on but beaucoup ce soir-là, mais déjà, loin étaient les bagarres d’antan.
Et l’humanité prit un nouveau tournant. Les Sanguinaires se dispersèrent et s’installèrent un peu partout. Les parents donnaient de leur Tendresse à leurs enfants, les amis la partageait, les amoureux se l’offraient sans compter. On reconstruit une ville, puis deux, puis deux cent. Et les générations passèrent, l’histoire de Jonathan devint une légende puis fut oubliée, mais la Tendresse, elle, resta.